Du bassin de Séon aux contreforts de la chaîne de l’Étoile, le long du ruisseau des Aygalades ou de la rue de Lyon, les quartiers Nord de Marseille portent une mythologie singulière et contradictoire. Friches industrielles ou naturelles, cités et résidences imposantes, sites archéologiques et non-lieux de l’urbanisme moderne s’y côtoient dans ce qui pourrait ressembler à de l’insouciance – et c’est peut-être ce qui amène certains à y voir les derniers espaces libres de Marseille. Aujourd’hui, ce mélange de hasard, de ruptures et de contrastes est en passe de s’effacer au profit d’une ville plus cadrée et planifiée. Les dispositifs administratifs et urbains se multiplient : Grand Projet de Ville, PNRU, Euroméditerranée¹ sont quelques-uns des noms donnés à ces outils-périmètres. L’impression de vivre dans une ville malade, à laquelle on appliquerait des soins exceptionnels, imprègne les esprits. Mais malade de quoi ? Entre 1975 et 1990, Marseille perd une centaine de milliers d’habitants, et plusieurs dizaines de milliers d’emplois sous l’effet de la désindustrialisation. Le nord, attenant au port, est le plus touché par le chômage. La catastrophe économique vient alors s’ajouter à une stigmatisation vécue depuis longtemps par les habitants d’arrondissements communistes dans une ville dont le Maire est à droite. Les mots-clés – rénovation, tourisme, reconquête, TGV, hôtellerie, grands événements – se succèdent depuis 15 ans comme une litanie permettant d’exorciser la malédiction. Depuis les bureaux d’Euroméditerranée, on fait avancer un modèle de ville où la centralité s’invente ex- nihilo, où les flux économiques ne sont plus entravés par un tissu urbain jugé désuet, et où l’on rêve de skyline et d’économie créative. Quand l’expression « gentrification » fait son chemin pour désigner, en centre-ville, l’embourgeoisement progressif de quartiers anciennement populaires et aux loyers abordables, les mots manquent pour évoquer les mutations des banlieues populaires. Ici, la ville n’est pas aussi dense, la logique n’est pas aussi palpable ; pourtant, l’extension d’Euroméditerranée vers le nord ou les ZAC² constituent des matrices territoriales desquelles émergeront des quartiers repensés et ré-urbanisés. On a beaucoup parlé ou écrit sur les inconvénients des tours, des barres et de la banlieue – comme si le bâti ou l’urbanisme était seuls responsables de tous les maux qu’on souhaite chasser. Les grands ensembles tombent ou sont « résidentialisés » les uns après les autres. Les dernières familles de la cité des Créneaux attendent la démolition, contraints de laisser l’histoire intime tomber avec les derniers blocs : alors que les années partagées avaient créé un esprit des lieux solidement ancré, les relogements proposés en accès à la propriété, s’ils sont parfois proches dans l’espace, mettront sans doute du temps avant d’être investis de la même énergie. Au milieu de tout ça, certains continuent à déployer leur génie ou leur intuition pour faire vivre les rues. Indifférents aux statistiques orientées ou aux articles de presse tendancieux, les jeunes investissent leur ville avec entêtement – ils sont les « Vivants »³. Entre le quartier du Plan d’Aou et la nouvelle résidence fermée des Terrasses du Frioul, le mur qui prive les habitants d’une vue imprenable est tagué et démonté à répétition. Sur le chantier d’une improbable forteresse à 800.000 euros l’appartement, au-dessus du quartier de la Castellane, un contremaître rigole en regardant la piscine d’un des résidents, construite aux abords d’une partie non-clôturée de la résidence : « il ne faudra pas qu’il s’étonne de voir les minots se baigner ici… Quand on habite si près de la mer, on va à la plage, comme tout le monde ! ». Partout, la tchatche permet de transformer les maisons abandonnées et les friches en espaces de liberté possible. Opposant la fronde amicale ou sauvage à la froideur de la ville à venir, beaucoup préfèrent tenir bon sur un radeau où l’humeur est à la joie plutôt que se vautrer dans un paquebot luxueux et froid – dans lequel beaucoup, quoiqu’il arrive, ne sont pas les bienvenus. A l’heure où la ville devient une affaire d’image, de label et de slogan, à l’heure où « Marseille accélère⁴» pour se transformer en capitale⁵, la vie qui anime les quartiers Nord est encore la meilleure réponse aux forces de l’amnésie et de l’effacement. Les Vivants attendent le prochain mouvement de la machine. Jérémy Garniaux.
1 Le « grand projet de ville » est l’incarnation géographique locale de la « politique de la ville », ensemble de dispositifs et de dispositions ministérielles destinés à lutter contre la paupérisation des villes françaises ; le PNRU (Programme national de rénovation urbaine) est mis en oeuvre par l’ANRU (Agence nationale de rénovation urbaine) et consiste principalement à détruire pour reconstruire des bâtiments vétustes en Zone Urbaine Sensible ; Euroméditerranée, une des plus grandes opérations d’aménagement urbain d’Europe, s’étend sur une partie de la moitié nord de Marseille. 2 Zones d’Aménagement Concerté. 3 Dupain, Les Vivants, sur l’album du même nom (2005 – Label Bleu). 4 Marseille Accélère est le dernier slogan en date de la Mairie. Il succède à Marseille On the Move. 5 Marseille et sa région ont été désignées capitale européenne de la culture pour l’année 2013.
Marseilles Outlined From the Bassin de Séon to the foothills of the Massif de l’Étoile, along the banks of the Aygalades and the rue de Lyon, the North of Marseille carries a singular and contradictory yet well-known mythology.
While the idle bourgeois lifestyle of the 19th century has long given place to an industrial and working-class identity, the blend of chance, contrasts and divisions, so typical of Marseille’s northern suburbs, is about to be replaced by a more supervised and planned city. The term “reconquest”, ANRU (National Urban Renewal Project), TGV, Euroméditerranée, urban renewal, Marseille-Provence 2013… are all slogans that have succeeded each other for the past 15 years like a litany, trying to exorcise a curse.
However, some people carry on deploying their talent, their intuition or their pragmatism to keep the streets alive. Indifferent to statistics and press releases, young people from the northern suburbs stubbornly resist renewal plans, thus showing off their friendly or untamed revolt against the coldness of the future city. While the city’s image and branding become a central concern, as Marseille « speeds up » to become a capital city, neighbourhood life in the North of Marseille is still, up until today, the best response to the forces of amnesia and obliteration.